Nietzsche & le chamane

Il n’y a pas de discours des chamanes

Le chamanisme est une pratique centrée sur la médiation entre les êtres humains et les esprits de la nature ou les âmes des animaux, les morts du clan, les âmes des enfants à naître, les âmes des malades à guérir, la communication avec des divinités, etc. C’est le chamane qui incarne cette fonction, dans le cadre d’une interdépendance étroite avec la communauté qui le reconnaît comme tel.” WikiPédia 16 oct 2019
Ceci est un discours sur le chamanisme, discours fabriqué par des encyclopédistes de culture occidentale.
Sur le terrain, chaque chamane a une histoire unique insérée dans l’histoire unique du clan auquel il appartient.
Il y a un discours du clan qui est repris par le chamane.

Quel clan pour le discours du chamane urbain ?

Ce que vit le chamane urbain est un triptyque :
– la nature est une source d’énergie, un réservoir à forces vitales
– dans la nature il y a des esprits alliés prêts à aider l’humain face à l’adversité – le mal fait par les diaboloss, etc.
– le chamane est le médiateur entre les esprits alliés et le patient
Cette dynamique thérapeutique est invisible :
– un jour elle vient à bout d’un diaboloss lors d’un voyage chamanique dans l’atelier du chamane : pas de témoin
– un jour elle guérit une âme dans une forêt : pas de témoin
– un autre jour un ” miracle” a lieu via Skype : pas de témoin
Il n’y a pas de clan pour témoigner du travail du chamane urbain.
Il n’y a pas de clan pour construire un discours du chamanisme urbain.

La solution un cran plus haut

J’écris cet article au moment même où je relis les 105 pages de l’ouvrage de Peter Sloterdijk La compétition des Bonnes Nouvelles.
Or il se trouve que le chamanisme est une sorte de Bonne Nouvelle.
Bonne Nouvelle qui dit :
– OK ! Certaines maladies sont provoquées / favorisées par les diaboloss – les sorts et les sorciers
– Il y a des gens qui sont élus – voir la maladie initiatique du chamane – pour développer des capacités à luter contre les diaboloss
– Les diaboloss seront vaincus par les esprits avec la médiation des chamanes
– Le clan célèbrera la victoire des esprits alliés, le rôle du chamane et le groupe qui les accueille lors de fêtes régulières
Commençons par un petit montage à partir de l’ouvrage de Peter Sloterdijk :
… les tribus … disent toujours la même chose par leur discours … témoigner de l’avantage qu’il y a à être dans sa propre peau. ” p. 11-12
C’est bien de cela qu’il s’agit.
Etre dans sa propre peau c’est 1. avoir une éthique, des valeurs 2. fabriquer des solutions face aux problèmes 3. se réjouir de la réussite des solutions 4. produire du discours – fables, contes, légendes, épopées sur les réussites

Célébrer

Le sens du langage c’est de célébrer, et tout langage qui oublierait de célébrer aurait perdu ses esprits.” p. 22
Le chamane et son clan célèbrent les forces de la nature, les esprits alliés, la réussite des esprits alliés par la médiation du chamane.

La Pas Bonne Nouvelle

Nietzsche identifie que, depuis Socrate, les humains occidentaux se sont coupés des forces vives qu’il désigne comme dionysiaques.
Dionysos c’est le ” dieu ” de la nature, de la fertilité, de la force qui fait trouver des solutions pour survivre.
La pensée socratique est coupée du ressort de la vie.
Quelques siècles plus tard, la pensée socratique ” colonise ” la pensée judéo-chrétienne – avec Plotin – et avec un primat de l’intellect sur le corps, sur la sensation, sur l’émotion, sur l’enthousiasme, sur l’excès, sur la conduite ordalique, etc..
Pour Nietzsche, ses contemporains sont gravement malades de la maladie de Socrate-Plotin-Augustin, la maladie de l’humanisme mou. (1)
Le chamane urbain du 21ième siècle a des patients qui ont les mêmes maladies que les contemporains de Nietzsche – et quelques nouvelles en plus.
Quand il cherche inspiration et méthode, le chamane urbain reprend les choses en amont de la censure du dionysiaque, avant Socrate et avant la perversion du judéo-christianisme initial par Plotin-Augustin.

Retrouver

Cette relecture du texte de Sloterdijk parlant de Nietzsche est – pour moi et j’espère pour le lecteur – vraiment inspirante, alors je continue.
Vers 1800, Thomas Jefferson, président des Etats-Unis, rédige un “évangile pour les nuls” de 64 pages.
Sans honte aucune, il “réduit” toutes les dimensions de tous les textes évangéliques – dimensions historique, symbolique, etc. à 64 pages.
Pour Jefferson ” Jésus … ne peut être qu’un héros de roman … ” p. 33
Je retiens cet exemple car il est significatif de la culture qui nous est imposée depuis Jefferson : la culture du “reader’s digest“.
La dite digestion consistant à évacuer tout ce qui ne traite pas de la production d’une bonne morale pour faire de bons producteurs de richesse.
Le chamane urbain, tout au contraire, cherche, dans les grands textes, les traces de l’intelligence pré-socratique et de la puissance dionysiaque.

Un joyeux messager

{Pour Nietzsche, son destin est d’être un joyeux messager ” comme il n’en fut jamais “ ” p. 48
Le chamane urbain se veut ” joyeux messager “.
Il s’inspire du chamane traditionnel qui est accompagné d’un clown chamanique.
Le chamane traditionnel est parfois lui-même un clown chamanique.
***
Le chamane urbain est face à une situation alarmante :
– les médecins ont “fabriqué” les maladies nosocomiales qui tuent les patients
– les chimistes fabriquent des pesticides et autres cocktails qui empoisonnent et tuent
– les physiciens bricolent des centrales nucléaires qui ont des fuites
– les financiers vampirisent les pays les plus faibles où les enfants meurent de faim
– les nations démocratiques pilotent des universités qui forment les médecins, les chimistes, les physiciens et les financiers et ne régulent pas leur action
– chaque année 10 mille jeunes se suicident (2)
– la pratique de l’ivresse occasionnelle est en hausse (2)
– la prise de risque augmente (3)
– etc.
Contexte pas très joyeux.
C’est dans ce contexte que le chamane urbain doit être un ” joyeux messager ” !!!

Nietzsche, immense clown chamanique

Si l’on ne comprend pas que le point de départ du discours de Nietzsche est l’ironie, l’humour et le cynisme – au sens philosophique du terme – alors son discours est simplement ” complètement fou “.
Nietzsche – et c’est lui qui le souligne – est l’auteur qui parle le mieux de l’hyper-ciel – l’au delà des nuages investi par le symbole, le rêve, la poésie, l’épopée.
Il nomme l’hyper-ciel “grandes altitudes”.
Nietzsche est celui qui parle le mieux des profondeurs, des abysses – les entrailles de la terre et de la mer elles aussi investies par le symbole, le rêve, la poésie, l’épopée.
C’est lui qui parle le mieux du chemin entre l’hyper-ciel et les abysses.
Tiens ! Cela ressemble étrangement au monde chamanique, le monde aux trois étages.
Le voyage chamanique nous promène dans l’hyper-ciel et dans les abysses du monde souterrain ou subaquatique.
Et aussi dans le monde horizontal celui de la forêt et de la prairie avec leurs génies de la nature.
Nietzsche comme clown
Depuis Plotin-Augustin la pensée occidentale est devenue “molle”.
Toutes les radicalités judéo-chrétiennes et païennes ont été estompées, gommées, édulcorées.
Cette entreprise est parallèle à celle du primat du “sérieux” – la sériosité disent les anglo-saxons.
Le sérieux ne peut parler que de choses molles.
Les choses molles ne peuvent être dites qu’avec sérieux.
Mais lorsque l’on revient à la puissance dionysiaque, à la vérité de la violence des passions humaines, etc. alors le discours radical doit avoir une triple qualité :
– avoir une nouvelle tonalité poétique – les aphorismes, la néo-épopée, etc.
– développer une nouvelle ironie
– ” philosopher à coup de marteau ” dit Nietzsche
Et celui qui fait cela très bien depuis la nuit des temps c’est le clown, l’histrion, le bouffon du roi, le pitre de cour.
Et Nietzsche s’inspire de ce personnage millénaire.
Tel aphorisme du Gai savoir est comme une énorme claque dans le dos : ça passe en mode clown.
Tel développement de Zarathoustra est comme un coup de pied au cul : ça le fait en mode bouffon.
Et effet, si l’on voit le lecteur comme partenaire de l’auteur, le seul qui puisse se permettre de donner des coups de pied au cul du premier c’est le clown.
Nietzsche est un immense clown chamanique – ce qui explique qu’il est le seul philosophe à ne pas avoir de disciple de son vivant.
Ce qui explique que se dire nietzschéen – vraiment nietzschéen sans castrer l’oeuvre – ne sera jamais facile. p. 50

De l’importance de l’humilité

Pour explorer les hauteurs comme le fait Nietzsche, pour plonger dans les profondeur comme il le fait, il faut une humilité extrême.
Seul l’homme humble sait qu’il ne sait pas et se prépare au pire des altitudes et des abysses.
L’homme arrogant qui fonce vers haut, la tête la première est … au cimetière.
L’homme qui sait tout et plonge inconsidérément est … un squelette dans les abysses.
Seule l’humilité permet de faire des choses extra-ordinaires sans y perdre la vie.

La fabrique du discours du chamane urbain

Le chamane urbain trouve donc dans l’oeuvre de Nietzsche une abondante matière pour fabriquer son discours de chamane.
Le discours de Nietzsche, à la fois :
– propose une critique radicale – voire violente – des valeurs du monde occidental
– emploie une forme discursive inusitée pour ” faire passer la pilule ”
Nietzsche est sûr de lui : ” Je n’aurai pas de disciple de mon vivant !
A partir de cette certitude, Nietzsche doit impérativement pratiquer l’éloge de lui-même – démarche auto-eulogique.

L’obligation auto-eulogique

Le chamane urbain est en décalage complet avec les modes de penser de son époque et avec les pratiques dominantes.
Le travail du chamane urbain ne se voit pas – nous l’avons dit plus haut.
Il n’y a donc pas de témoin pour faire l’éloge de la dynamique chamanique – la nature comme source de force de vie, les esprits comme thérapeutes, le chamane comme médiateur des esprits – le tout constituant le triptyque thérapeutique comme nous l’avons vu plus haut.
Le chamane urbain est donc – comme Nietzsche –  obligé de faire l’éloge de l’efficacité du triptyque thérapeutique.
Il doit dire combien il a été efficace pour sauver cet adolescent du suicide.
Il doit raconter comment il a guérit, en un seul voyage chamanique, cet homme prisonnier d’un sort.
Et – toujours en un seul voyage – comment il a débarrassé cette jeune femme d’un syndrome genre Bataclan.
Il doit le dire !

Le gueuloir de l’emploi

Mais revenons à mon gueuloir – dans le sens du terme cher à Gustave Flaubert.
Ana Maria Luco dit un jour, en public :
Mais toi, avec ta voix, le patient part instantanément en transe !
Ah bon ? ” me dis-je en mon fors intérieur.
Et un jour – à la Salpétrière – le grand maître Léon Chertok confirme.
Ah bon ? ” me dit ma petite voix.
Nous avons vu que le travail thérapeutique est le plus souvent sans témoin.
Personne pour donner un “feedback” au chamane urbain.
Là on a deux exceptions.
Ana assiste à une démonstration de mon travail avec la transe à Lyon.
Léon réagit à une ” présentation de malade ” à Paris.

Ah bon ?

Le chamane urbain ne se filme pas en train de travailler afin de pouvoir s’applaudir en regardant la vidéo !
Alors, quand le chamane urbain reçoit un éloge, il est de manière forte dans un état d’étonnement face à la confirmation de son talent.
Comme le dit Milton Erickson : ” Je sais qu’il y a des talents que tu ne sais pas que tu as.
Alors le chaman, chaque jour, cherche ce qu’il ne sait pas qu’il sait …

Notes et références

(1) Emmanuel Salanskis L’Invention du Bien et du Mal en soi selon Nietzsche
(2) INJEP Le suicide des jeunes en France Alcool
(3) Libre Belgique    INJEP

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Merci à Juliane Fuchs pour l’esquisse de l’homme primitif

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