En suite à l’article de Thomas Marshall : Une sémiologie sans signe
Le propos de Pierre-Yves Testenoire – repris par Thomas – m’intéresse en relation avec ma recherche actuelle sur le chamanisme.

Illustration 1 : Version simplifiée des univers
Pour “expliquer” les différences entre exorcisme et adorcisme, actif et passif j’ai recours à une métaphore qui a ses limites mais voyons.

Supposons que j’ai une belle épine dans le pied.
Je peux choisir une option “exor” où je vais chasser mécaniquement l’épine.
Je peux prendre un bistouri dans mon “atelier” et sortir l’épine moi-même : je suis actif.
Je peux au contraire aller à l’hôpital et faire faire le travail par le chirurgien : je suis passif.
Je peux choisir une option “ador”.
Pour cela j’ai besoin d’une plante de type agogue / ἄγω, ágô (« conduire »). (1)
C’est une plante que je vais introduire près de l’épine et qui va faciliter le processus naturel d’expulsion de l’épine.
En l’occurence il s’agit du sorbitol.
En mode passif je vais chez le pharmacien et je lui demande du MicroLax – eh oui ! le sorbitol est vendu en particulier sous cette marque !!!
En mode actif je vais utiliser un pruneau ou des baies de sorbier.
N.B. : Point commun inattendu entre un chamane et la grand-mère de Jousse : tous les deux savent qu’un laxatif est efficace pour se débarrasser d’une épine !!!
Une autre histoire va nous éclairer quelque peu.
La maison aux mauvais esprits
La maison est construite en 2015.
De 2016 à 2019 elle est occupée par une famille très-très perturbée.
Difficulté à trouver un acheteur.
Finalement c’est bon mais l’acheteur découvre le “passif” de la maison.
N.B. : Nous ne sommes pas dans ce cas extrême mais l’on se rappelle qu’au Canada, s’il y a eu un suicide dans une maison, cela doit être dit à l’acheteur.
Dans notre cas il y a eu beaucoup de violence mais pas mort d’homme.
Un “vieux” du village dit au couple qui vient d’acheter : “Tenez ! Une poignée de feuilles de sauge. Il faut brûler ça dans la maison et même un peu plus.“
Quelques jours après, le propriétaire : “C’est quoi un peu plus ?“
“Une fois, j’ai fait une cérémonie avec des amérindiens Lakota dans la Drôme, je peux faire la même chose avec vous et votre maison.“
Date est prise, on allume la sauge et le propriétaire dit : “On va chasser les mauvais esprits puis on va appeler les bons esprits.“
“Non, non !” dit le vieux, “On appelle les bons esprits et ce sont eux qui font le travail des mauvais trucs.“
Le propriétaire : “Bon esprits, bons esprits, venez !”
Le vieux : “Non ! Je vous ai expliqué que les esprits ne comprennent pas le français, il faut leur parler en langue spontanée. Ce que les clowns appellent “gromello” ou “charabia”.”
Le propriétaire : “Alors le rituel peut commencer.“
Le vieux : “Non ! Le mot rituel est un mot de prêtre, quand on fait toujours la même chose de manière rigoureuse et sérieuse.“
Le propriétaire : “Ah bon ?!“
Le vieux : “Dans l’univers du chamane, on fait une cérémonie qui est improvisée. Certes il y a un truc en bronze – cloche ou bol – certes on va taper 9 fois dessus aux quatre coins de chaque pièce. Mais si l’on a une autre idée ou s’il y a un raté et qu’un fou rire nous prend tout sera OK.”
Le choc des univers
Le propriétaire a lu/vu des choses sur le chamanisme mais sa lecture s’est faire avec son regard né dans l’univers “prêtre” exorciste et passif = qui répète un rituel défini par une autorité.
Le vieux le ramène dans l’univers “chamane” 1. adorciste – les bons esprits entrent et font le boulot 2. actif : on parle en langage spontané 3. non-rituel = il y a place pour les “ratés” qui seront sources d’humour.
Les contemporains et Jousse
Les contemporains de Jousse sont comme le propriétaire :
– ils ont de nouveaux codes, modes de penser, références, etc.
– ils ont des difficultés à percevoir les éléments de l’univers oral, formuliste, etc.
Jousse est comme le vieux qui est entré quelque peu dans l’univers des Lakota et autres chamanes.
Il doit répéter à l’envi les caractéristiques de son univers.
Systèmes normés et systèmes adaptatifs
Une idée qui me vient. Je me lance sans filet.
Avec l’avènement de la mécanique “moderne” et de l’usine, le mode de penser dominant est devenu “normer, normer, normer”.
Par exemple, le monde de la santé est un champ où l’on peut voir les dégâts de la norme.
Alors que chaque patient est un cas absolument unique, alors que la médecine est massivement un art, le modèle de l’usine a été imposé.
En parallèle se développe un individualisme forcené où chacun se veut absolument unique, non-étiquetable.
La tension entre la “société” qui norme l’éducation – QCM, etc. – qui norme le système pour la santé physique, qui norme la thérapie – comportementalisme, etc. et des individus qui se définissent de manière de plus en plus unique – dans leur genre, leur mode de vie, leurs idées/non-idées politiques, etc. la tension augmente en permanence.
Chacun voit croitre autour de lui le nombre de décrochages, de burn-out, de repli néo-rural, néo-etc.
Est-ce que le modèle de Jousse avec ses “formules-pièces-de-Lego” n’a pas une capacité à être à la fois organisateur et adaptatif ?
Est-ce que le modèle du chamane – sans “méchant” pré-établi et sans rituel rigide – n’a pas, lui aussi, des qualités de “couteau-suisse” pour comprendre le monde et s’y adapter ?
Notes
(1) agogos (« conducteur »), que l’on retrouve dans :
d’un côté synagogue, démagogue, pédagogue, mystagogue
d’un autre côté emmenagogue, cholagogue, galactagogue, sialagogue
d’où la métaphore de “diarrhée verbale”
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